Peu importe que l’on soit plutôt grands crus ou ignoble piquette, l’ivresse est la même lorsque vient le temps de sentir le frisson de cet alcool que l’on prend pour être heureux, pour oublier, se sentir vivant ou libre. Peu importe que l’on soit beau ou moche, petit ou gros, rebelle ou dans la norme, riche ou fauché comme les blés, arrive toujours ce jour honni où, confortablement installé pour l’éternité dans le sapin, vient le temps du regard lucide sur ce qui vient de se passer, sur ces décennies passées à la vitesse d’un accordéon ensorcelé. Là, si on a de la chance, on se rappelle avoir croisé un beau jour une chanson, deux, trois voire, lorsque vraiment on est hyper vernis, qui nous ont touchés, puis ni une ni deux nous ont ensuite accompagnés. En ce jour funeste de funérailles, on se remémorera sûrement ce mois de novembre 2020 où, assommés par une lassitude absolue née où nous nous retrouvâmes involontairement tous cloîtrés à domicile, on posa dans la platine une petite rondelle innocente, à la fois amusés par le nom de ceux qui l’avait commise, Les Idiots, et enivrés par la promesse de s’évader quelques instants durant de notre triste quotidien. Et là d’emblée une claque, une belle, une franche, une qui fait du bien même lorsque l’on est un pur, un dur, un tatoué. Treize petites histoires de rien mais de tout, qui disent le monde tel qu’il est aujourd’hui – et qui sait demain malheureusement – en l’assaisonnant avec les accords de guitare de Mika Garcia et l’accordéon joyeux d’Arthur Bacon, treize tranches de vie déclinées d’une voix de bitume, brûlante, qui sent autant Cayenne que le temps des cerises, la révolte qui gronde et une infinie douceur cachée tout au fond de la boutique. Dans le monde des Idiots, on chante la mort joyeuse entre amis, les enfoirés qui se prennent pour des cadors, des maîtres du monde, des dictateurs de jardin, on croise ces adeptes de l’opium du peuple qui se réfugient dans leurs croyances pour oublier que tout est joué d’avance et vont à Lourdes, au son de la guitare manouche de Sanseverino, pour trouver la rédemption à grands coups de miracles, on botte les fesses de tous ces grenouilles de bénitiers qui poussent plus à pleurer qu’à rire. Dans la petite boutique des horreurs que nous chante Guillaume Boutevillain, la vie se décline en noir sur bleu et du petit déjeuner au sommeil éternel, tout se colore d’une dose d’humour mélancolique histoire de prouver, encore et encore, que sourire est la politesse du désespoir. Et si, ici ou là, lorsqu’il s’imagine en enfant observant lucide et effrayé ces grands qui font n’importe quoi, lorsqu’il caresse le corps de l’autre en douceur, étourdi par sa chaleur et son amour, lorsqu’il convoque la figure tutélaire – quoiqu’un peu égratignée – du Kilmister, grand gourou du rock brutal et viscéral, ou s’excuse d’avoir fait son affaire à une Barbie perdue, on sent que derrière les mots qui grattent il y a une grande tendresse, une infinie bonté pour ce monde qui ne tourne pas rond, cette société peuplée de fantômes inconscients de leur état. Au fil des morceaux, le trio prouve, si besoin était, qu’il n’est nul besoin de faire péter les watts pour nous bousculer, qu’une petite mélodie bien servie par des mots qui font sens peut tout autant nous émouvoir, nous mettre le cervelet en ébullition ou nous pousser, juste, à avoir envie de danser avec cet autre qui partage notre air. Et au bout de treize chansons qui toutes laissent une drôle d’empreinte en nous, lorsque vient le temps pour eux de partir sur la pointe des pieds, on se dit qu’on en a de la chance d’avoir croisé la route de cet album, qu’il va nous accompagner pendant un sacré bout de temps, lui qui a su nous faire sourire, nous émouvoir et nous rappeler quelques colères plus ou moins oubliées. On se pose un instant et, sans presque s’en apercevoir, on appuie sur la touche play pour à nouveau se frotter à « tout le monde le sait », son intensité et son humour, sa façon d’assumer, pour notre plus grand plaisir, être un anachronisme dans une mode qui ne jure que par l’urbain, et la force de ses mots qui disent sans (trop) accuser, sans se faire les procureurs de la bienséance et du politiquement correct. Alors on comprend que le jour de nos funérailles, que l’on espère lointain et entouré d’amis qui ne se souviendront que des bons moments, même mort et enterré, on tapera du pied en écoutant ce quelques facéties des Idiots, et l’on aura le sourire en repensant à tous les bons moments qu’on a passé en écoutant ces trois lascars nous conter leur délicieuse vision de cette chienne de vie qui est autant la leur que la nôtre…